Jin s'accouda à la fenêtre  et se frotta les yeux. A force de trop s'observer, il avait attrapé le vertige. Un peu. La lassitude le brûlait au fer rouge. Il inspira profondément. Et dans le reflet, son double gonfla la poitrine. C'était lui. Et ce n'était pas tout à fait lui. Ses poumons demeuraient désespérément vides. Comprimés dans cette sensation d'étouffer, de se retrouver submergés. Les cheveux désespérément en désordre. L'image aurait put être flatteuse. S'il n'avait pas eut cette pâleur inhabituelle et son regard fatigué. Mais il s'en fichait comme d'une guigne. D'être beau ou pas. D'être ordinaire ou pas. D'être quelqu'un ou pas. A quoi ça pourrait bien servir? A qui? Certainement pas à Rell...

N'y pense pas. N'y pense surtout pas et tout ira bien. Tout s'effacera. Tout.

C'était ce qu'il s'efforçait de faire depuis ce matin. Ne pas penser. Occulter. De flotter à la surface des choses sans trop rien ressentir. Et ça semblait vachement plus facile, comme ça. Il bossait, retournait la terre, s'occupait des mômes, masquait le vide qui s'étendait. Pour que personne ne s'inquiète de tout le silence qu'il y avait autour de lui.

Mais une fois la nuit venu, il avait été beaucoup plus difficile d'ignorer les fissures qui le lézardaient, de ne pas sentir la pellicule de glace qui venait le chercher jusque sous l'épiderme. Le visage de Rell apparaissait à chaque détour de couloir. Et ça résonnait entre eux:  je ne pourrai jamais retourner ces sentiments. Tu le savais. Et elle lui vrillait les nerfs, cette vérité cruelle, creusait une entaille sous la peau qu'il peinait à contenir, à rafistoler, à ravaler à chaque fois que son regard se détournait. Il étouffait. Il y avait un millier de choses qui voulaient sortir, un millier de choses qu'il taisait, et ça lui lacérait la gorge.

La porte de sa chambre grinça en s'ouvrant dans son dos.

Pas lui, songea -t-il. Pitié pas Rell.

Et peut être que cette fois, la vie avait décidée de se montrer clémente. Parce que c'était Laia. Qui s'approchait sans qu'il n'ait la force de soutenir son regard, qui enroulait ses bras autour de lui, alors qu'il essuyait les larmes sous ses yeux.

▬ Foutus allergies.

Mais les larmes continuaient de couler. Et il souriait de travers. Et il ne voyait plus rien. Tout était flou et brumeux. Et il avait mal à la gorge. Encore. Comme si quelque chose le griffait à l'intérieur. Un son, un cri, un étouffement. Il ne savait pas. Mais ça montait, montait, montait. Et Jin serrait les lèvres à se faire mal, pour que ça ne sorte pas, et que ça reste bien caché, bien enfoui. Mais il n'y avait rien à faire. La chose voulait s'échapper. Et ses yeux débordaient encore, et encore, et encore. Et un son rauque parvint jusqu'à ses oreilles. Est ce que c'était lui, ce sanglot qui déchirait le silence? Et celui qui suivait? Et l'autre, après encore? Et maintenant, c'était lui que ça déchirait.
Impitoyable.

Laia, elle avait appris avec le temps à ne pas faire des peines de Jin les siennes. À ne pas être influencée par ses sautes d’humeur, alarmée par les émotions changeantes dégagées par ce frère adopté. Elle s’efforçait de se protéger de la nature profondément indépendante de cet être dont elle savait pertinemment ne plus pouvoir se passer. Et à force ils avaient trouvé un équilibre, pas toujours juste, pas réellement stable mais indéniablement confortable. Un climat où régnait la confiance et la loyauté s’était instauré au fil des années. Une proximité et un attachement tellement évidents qu’ils n’avaient nul besoin d’être exprimés. Quand les silences hurlent des confidences et des vérités jamais ignorées. Quand les émotions sont déchiffrées sans avoir besoin d’être confiées. Quand deux âmes évoluent de concert sans avoir à se concerter. C’était ça Laia et Jin. Deux gamins qui s’étaient choisis pour mieux faire face à la vie et avaient fini par devenir une famille.

Alors elle savait la jeune Marks, pas besoin de lui faire un dessin pour comprendre qu’il n’allait pas bien. Son attitude durant la journée avait parlé à sa place et Laia lui avait donné de l’espace. Elle s’était occupée de ses plantes médicinales des heures durant, tantôt dans le jardin, tantôt dans sa chambre pour les suspendre afin de les faire sécher. Puis, une fois les gamins couchés elle avait investi la cuisine pour préparer une infusion. Fleur d’oranger, camomille et verveine pour l’apaiser et l’aider à trouver le sommeil. Une tasse de réconfort pour calmer son esprit troublé et avoir un prétexte de le retrouver. Laia, dans le fond, elle voulait juste qu’il sache qu’elle était là, comme à chaque fois. Alors elle se glisse jusqu’à sa chambre, s’invite sans même demander, pose la tasse avant de lui offrir le refuge de ses bras maigrelets. Et elle le voit chasser une larme, ne prétend même pas le contraire lorsqu’elle lui lance un regard inquiet. C’est plus fort qu’elle et il le sait.

« Foutues allergies. » tente-t-il sans succès alors qu’elle lève les yeux au ciel. C’est toujours la même comédie, il essaie, encore et encore, de faire le fort alors qu’il n’en a nul besoin. Et elle le laisse toujours faire, patiente, avant de le rattraper lorsqu’il s’autorise enfin à lâcher prise ou qu’il ne parvient plus à lutter. Comme maintenant. Un instant cruel qui s’étire, proche du sadisme, quand ses sanglots lui vrillent les entrailles et que ses cris d’animal à l’agonie déchirent la quiétude de cette nuit tout juste entamée. Alors Laia elle le sert aussi fort qu’elle peut pour qu’il reste entier, parce qu’elle le sent brisé. Et les minutes s’étirent, interminables avant qu’il ne se calme suffisamment pour qu’elle le force à boire l’infusion. « Je t’ai jamais vu dans cet état… » Sa voix tremble, écho des larmes réprimées, de cette trop grande compassion qui la caractérise mais qu’elle se plait à cacher. « Tu veux bien me dire ce qui se passe ? » À peine un chuchotement tandis que sa main se perd dans les mèches sombres du garçon. Le contact se veut tendre, presque maternel alors qu’elle presse certains points précis l’air de rien. À force, c’était presque devenu un rituel depuis qu’elle avait appris ce vieux truc pour relâcher la pression à l’armée.

Je l'ai embrassé.

Ses doigts tremblaient. Accrochés à la tasse comme à son dernier rempart.

Il enfouit son visage dans sa main, respira sa moiteur maladive. Les mots s'agitaient sous son crâne, formant une cacophonie infernale. Mais leur sens, lui, ne s'effaçait pas.

Il avait couché avec Rell.

Il avala une gorgée du breuvage brûlant.

J'ai couché avec Rell. Avec notre Rell. Et je n'ai plus été capable de penser à autre chose qu'à sa bouche, son nez qui s'appuyait contre ma joue, son odeur.

Et son rejet.

Je lui ai tout dis. Les yeux dans les yeux, le sourire heureux. Il m'a dit qu'il était désolé. Mais je l'écoutais à peine. J'avais envie de rire jaune, ou noir, d'apercevoir quelque chose de lui dans le fond de sa pupille, du Rell qu'il avait été, celui au bras réconfortant et aux lèvres pansements. Mais ma langue était lourde et je n'avais plus de courage. Je me disais: Et si tout avait été inventé, complètement imaginé?

Et si maintenant il avait envie de tout effacer.

Cette idée qui me dérange, me terrorise et me dégoûte dans un même instant.

Pourtant, j'aurai dû vouloir ça, qu'il m'efface, qu'il m'oublie, qu'il rature cette ultime seconde que nous avions connu. Une confession et un baiser. Rien ne se serait passé.

Mais je n'avais pas envie d'oublier.

▬ J'peux pas.

Parce que cette vérité appartenait aux outrages de son intimité. Parce qu'il n'aurait pas dû vouloir plus. Vouloir s'être tut, avoir gouter ses lèvres et son corps une dernière fois avant la chute, avant le trépas.  De l'avoir embrassé encore, plus longuement et différemment. Un baiser sincère dénué de toute trace d'abandon. Il aurait aimée lui en vouloir Jin, pouvoir cracher sur son nom à chaque instant. Ça aurait fait moins mal. Ça aurait supportable. Mais il ne pouvait pas. Parce qu'il était bon Rell, foncièrement humain. Pouvait-il seulement lui en vouloir de ne pas pouvoir l'aimer? De l'avoir rejeté par simple honnêteté? Non, bien sûr que non. Alors qu'aurait-il put lui dire à Laia? Qu'il pleurait une finalité logique? Cette sacro-sainte indépendance qu'il avait toujours voulut?

▬ C'est juste que ça passe pas. C'est partout, tout le temps. Dès que je le vois, à chaque fois qu'il me parle, ça tourne dans mon crâne et ça veux pas se taire.

Je suis désolé.
A chaque minute. A chaque seconde. Il l'entendait à leur table au petit déjeuner, au cours de la journée lorsqu'ils se croisaient et tard le soir lorsqu'il ne pouvait plus s'empêcher de penser, ressasser tout ce qu'il n'était jamais parvenu à oublier. Laia, est ce qu'elle comprendrait? Qu'il avait mal d'aimer. Qu'il aimait sans doute mal, d'un amour égoïste et libertin, celui qui n'admettait que peu de sacrifice, qui désirait qu'on l'aime en retour de la même force et qui ne se résignait pas à l'irrépressible vérité: Rell était désolé.

▬ J'sais pas quoi faire.

Il la fixait Jin, la mine confuse et les mains tremblantes - toujours tremblantes.

▬ J'sais pas quoi faire Laia.

Et peut être qu'il n'y avait aucun solution. Qu'il devait simplement s'en faire une raison.

Laia elle aurait aimé avoir un remède permettant de soigner la peine. Quelque chose qui la ferait disparaître à coup sûr, une recette miracle. Mais y avait rien de tel qui existait. Seul le temps pouvait atténuer la douleur pour peu qu’on fasse preuve de patience. Parler aidait, se reposer sur quelqu’un également, mais à en voir l’état de Jin ce ne serait peut-être pas suffisant.

Il disait ne pas pouvoir lui confier ce qui n’allait pas, comme si les détails étaient trop éprouvants pour être livrés à voix haute. Ou peut-être que ça ne la regardait tout simplement pas Laia, ces souvenirs intimes que Jin ne voulait lui livrer, qu’il gardait jalousement. Peut-être qu’il avait ses raisons et même si elle ne les comprenait pas, la jeune Marks était forcée de s’y plier.

« C'est juste que ça passe pas. C'est partout, tout le temps. Dès que je le vois, à chaque fois qu'il me parle, ça tourne dans mon crâne et ça veut pas se taire. » Elle hoche la tête Laia, parce que y a rien d’autre qu’elle puisse faire à cet instant-là qu’écouter le peu que Jin est prêt à dévoiler. Et c’est peut-être pas grand-chose mais c’est suffisant pour qu’elle comprenne la raison de ses maux, qu’elle puisse y mettre un nom.

Parce qu’elle était pas aveugle Laia, elle préférait juste le prétendre parfois. Laisser une certaine distance pour s’empêcher d’intervenir. Se dire que les jeux n’étaient rien d’autre que ça, qu’ils ne trahissaient pas des sentiments refoulés qui pourraient causer un quelconque tort. Mais elle avait peut-être fait preuve d’une foi excessive, après tout certaines choses échappaient à tout contrôle.

« J'sais pas quoi faire. » Ses yeux trouvent les siens dans un appel à l’aide silencieux. Elle se saisit de ses mains tremblantes Laia, les emprisonne dans les siennes, mêlant ses doigts à ceux de Jin pour leur intimer le calme après avoir reposé sa tasse. « J'sais pas quoi faire Laia. » Et elle non plus elle ne sait pas quoi faire, quoi lui dire ou comment l’aider. Elle se contente de l’observer de nombreuses secondes, plongée dans le silence, un peu confuse pour être honnête.

« Est-ce qu’il y a vraiment quelque chose à faire Jin ? » Peut-être qu’il fallait commencer par se poser cette question-là. « Tu cherches une solution pour accepter une fatalité ou l’éviter ? Qu’est-ce que tu veux vraiment dans le fond ? » Que tout redevienne comme avant avec Rell ? Ou que tout change pour ne plus jamais être pareil ? Dans les deux cas, la réponse était la même : ce serait forcément différent à partir de maintenant.

« Et surtout, est-ce que le risque en vaut la chandelle ? Celui d’agir comme celui de te taire et de ne rien faire… » Les conséquences, les remords comme les regrets. Est-ce qu’il saurait vivre avec ? Est-ce qu’il l’accepterait et s’y plierait ? Elle était incapable de prédire quoi que ce soit Laia. Tout ce qu’elle cherchait à faire, c’était sortir Jin de cet état émotionnel pour le forcer à réfléchir avec sa tête et non son palpitant. Faire preuve de logique au lieu de se noyer dans les sentiments.