Qu'est-ce qu'elle est bruyante, la taverne. A chaque fois qu'il y met les pieds, ça lui rappelle pourquoi il n'y va jamais. Et pourtant, ce soir, il s'est laissé emporter - pas assez rapide pour dire non, pas la force de refuser l'invitation. Leur patrouille vient de prendre fin - une autre unité vient de prendre le relais, alors ils vont sonner la fin de la journée "avec une bonne bière et des femmes !". Il dit rien, Misha, mais il espère bien pouvoir se faire la malle après qu'ils aient fini leur première pinte - y aura tellement de monde qu'ils feront pas gaffe, pas vrai ? "Graam ! Sors-toi un peu les doigts du fion et viens t'asseoir avec nous !" Rires tonitruants, claque dans le dos qui manque de lui faire recracher tous ses organes - à se demander ce qu'il fout dans leurs rangs, alors que tout donne à croire qu'il était voué à une autre vocation - une moins physique, moins animé.
C'est qu'il a des traits délicats, Misha. Un visage d'enfant - mais ses mains abîmés par le travail de la terre et la misère le trahissent bien souvent. Cicatrices par-ci, brûlure par-là - son enfance a été rythmée par les coups de pelle dans le sol et les cris du coq qui n'avait que des plumes et presque aucune chair. Aussi maigre qu'eux. Pourtant, il s'en est bien sorti aujourd'hui - mais il suffit d'un regard, un seul, et on comprend d'où il vient. C'est comme s'il y avait une pancarte au-dessus de sa tête qui disait "gamin de Monzen", ou qu'une aura de misère se dégageait de lui - pourtant, il a l'air de tout sauf miséreux.

Ici, tu nais pauvre tu meurs pauvre. Cette étiquette te quittera jamais. Aujourd'hui encore dans les rangs de la Garnison on s'amuse à le surnommer "le rescapé", "le pauvre" ou autres surnoms bien joyeux - c'est vrai qu'il y en a plein dans l'armée, des mômes qui se sont enrôlés pour échapper à la misère. Mais il l'a pas fait pour lui - il l'a fait pour eux, qui sont restés à la ferme et qui doivent être en train d'ignorer les douleurs dans les articulations à l'heure qu'il est. "Encore en train de rêver, hein ?" Une pinte est bière est posée devant lui - brutalement, ça l'éclabousse un peu. "Allez, bois-moi ça l'môme !" Il a tellement d'alcool dans le sang (alors que ça fait que quelques minutes qu'ils ont passé l'entrée de la taverne) qu'il a oublié qu'ils ont à peine deux ans d'écart - mais Misha dit rien. Il dit jamais rien. A croire qu'il passe plus son temps à écouter qu'à parler - ce qui est pas faux, en soit.
Au bout d'une demie-heure, c'est déjà l'effervescence. Si l'ambiance était festive quand ils sont arrivées, elle a monté d'un cran quand ses camarades ont commencé à boire, chanter et danser en agitant dangereusement leurs pintes au-dessus des autres. Et lui il reste là, assis, à assister à la scène sans rien dire - en train d'attendre le bon moment pour filer. Il boit bien quelques gorgées de bière - mais juste pour qu'on le laisse tranquille. Face à lui : la Garnison dans sa déchéance la plus totale. On va sûrement compter sur lui pour les ramasser, tiens. Une raison de plus pour se tirer. "Descends de là espèce d'imbécile !" Un des soldats a grimpé sur une table et continue à chanter plus fort - il brandit sa boisson comme une épée, et arrose les pauvres tête qui se trouvent en dessous. Les esprits s'échauffent un peu. Misha se lève discrètement - il est temps de tirer le rideau, il en a assez vu et il compte bien se tailler d'ici.

Un bruit sourd. Une rumeur. Il se retourne, et assiste à une scène qui le fait bloquer pendant quelques secondes. Mills, étalé sur une table - un homme lui serrant la cheville, dégoulinait. Soupir. Pas la peine d'être un génie pour comprendre ce qu'il s'est passé - et il s'y attendait, dans le fond, Misha. Alcool et joyeux lurons équivaut inévitablement à ce genre d'incidents. Et ce genre de situation ne se termine jamais bien - il y a déjà assisté trop de fois (autre raison pour laquelle il évite les tavernes, en dehors du bruit et de l'agitation). La confrontation ne fait que monter en tension, et les cris autour ne font que mettre de l'huile sur le feu - Mills donne un coup de pied, se défait de l'emprise du gars qui l'a éclaté contre la table. Puis là, Misha se dit qu'il est temps de stopper tout avant que ça ne dégénère en baston générale et que le propriétaire ne vienne pousser une gueulante.
Il se fraye un passage dans la foule, ignore les grognements ou les quelques mains baladeuses de certaines (et certains). Frisson. Il déteste ce genre de contacts improvisé, qui sortent de nulle part - ça le met terriblement mal à l'aise. S'il pouvait être un fantôme invisible et intangible, parfois, ça le rendrait bien heureux. Finalement, il arrive à rejoindre le duo, encerclé par une bonne partie de la taverne qui s'amuse déjà de la situation. Dans un coin, il repère ses camarades - en train d'agiter leurs boissons en gueulant des paroles incompréhensibles. Ah, l'alcool. Une pinte, vous êtes un dieux. Deux, incapables de marcher. Et trois, une véritable loque.

Une main sur l'épaule de Mills. Il le fait reculer, passe devant - fait face à l'autre gars. "Mills reviens ici et arrête tes conn-" Crac. Un ange passe - pas un bruit, on peut presque entendre toute la taverne reprendre son souffle à l'unisson. L'instant d'après, il s'écrase contre la table de derrière. Et une douleur aiguë dans la mâchoire le fait grogner - puis le goût métallique qui remplit sa bouche. Ça faisait un bail qu'il a pas goûté au sang - faut dire qu'il cherche jamais la bagarre, et qu'il est discret. On l'oublie vite. Un cri, un peu flou - il a l'impression de flotter. La douleur le rappelle vite à l'ordre. "Eh Graam, debout maigrelet !" On l'attrape par les épaules, on le remet debout - lui frotte les épaules. Il se dégage d'un geste. Blasé - ouais, c'est le mot. Il voulait même pas venir à la base - et le voilà, en train de se prendre des coups pour un autre abruti incapable de se gérer. "Ça va, ça va" qu'il marmonne alors qu'il se relève en se massant la mâchoire - vu les bras du gars, il a eu de la chance de pas avoir été décapité. Il s'interpose, encore. "Arrêtez vos conneries, Mills, tu cherches la merde aussi." Clair net et concis - il fait jamais dans la dentelle ou quoi.
Y a des cris qui finissent par sortir de l'arrière. Misha soupire. "C'EST QUOI TOUT CE FOUTOIR ENCORE ?!" Gerulf qui en a eu marre du bruit, pas étonnant - tout le monde gueule à l'unisson. Son regard finit par se porter sur le cercle formé autour de l'homme au poing d'acier (étalé par terre, sûrement emporté par la force de son propre coup) et Misha, Mills s'étant fondu dans la foule bien rapidement. "C'est vous deux ?!" La surprise dans le regard du gérant à la vue du Graam ensanglanté se remarque bien vite - mais la colère et l'agacement face au bazar environnant le rattrape bien vite. "DEHORS ! Ramasse-le-moi et filez !" Geste de la main en direction du gars à terre. Misha soupire, crache du sang par terre puis s'essuie la lèvre - c'est dégueulasse cette sensation. Puis il s'approche du gars, passe son bras droit au-dessus de son épaule et l'aide à se relever. Sérieusement. Au moins il a une bonne excuse pour se barrer maintenant.

Et il a un homme ivre sur le dos - littéralement.
Sounds like a great night.

Il sait pas trop où il trouve la force pour soutenir le géant. Sûrement l'habitude - c'est pas la première fois qu'il traîne un poids mort. Il passe ses journées à courir après les voleurs, puis à les traîner jusqu'en cellule. C'est vrai qu'à le regarder comme ça, il a pas l'air de valoir trois sous - mais il a eu un entraînement, comme tout le monde. Un entraînement mortel - littéralement. Il en a vomi, au début - c'était qu'un pauvre gosse avec que de la peau sur les os en même temps. Le travail rude, il y était habitué - mais pousser son corps dans ses dernières limites ? Jamais. Ils allaient jamais aussi loin, à la ferme. Ils avaient une petite parcelle de terre, quelques animaux - mais rien qui les tuait à la tâche. La faim et la maladie s'en occupaient à la place.

Il relâche l'homme - s'appuie contre un mur et soupir. Il voit flou, le temps de quelques secondes - l'alcool, le coup dans la mâchoire et l'effort soudain font un cocktail explosif dans son organisme, et il lui faut quelques secondes pour se remettre. Grand et sec - il lui faut pas grand-chose pour lui faire tourner la tête. C'est pas un homme à boisson - il le dit et le répète, mais on lui force toujours la main. Mais dans le fond, il sait bien que c'est un peu de sa faute aussi - il n'avait qu'à refuser avec plus de vigueur la proposition de ses camarades.
L'autre pointe le doigt vers lui - et pendant un quart de seconde ils se fixent, dans la sombre clarté de la ruelle.

Un léger éclat dans le regard - oui, il a déjà vu son visage. T'es aussi épais qu'une sardine. "T'aurais juste pu dire merci." fait-il simplement, en se passant une main sur le visage. L'air frais lui fait du bien - il faisait trop chaud dans la taverne, ça lui fait vite tourner la tête l'agitation. Il toise avec plus d'attention le visage, quand la lumière se fait suffisante pour distinguer ses traits. "T'es le fils Brotz, non ?" Oui, c'est ça. Il l'a déjà vu débarquer avec toute ses livraisons - il se fait vite remarquer. Grande gueule, gros bras et caractère bien trempé - le genre de gars qu'on veut pas énerver. "Sacrée poigne." qu'il ajoute en se massant - une énième fois - la mâchoire. Il dit rien, mais il est quand même content de pas y avoir laissé une dent - ou toute sa dentition, vu la force de frappe. Ce type est pas humain.

Il ne dit rien, lève les yeux vers le ciel sombre. Il est vrai que Brotz et force brute vont de paire - on ne peut s'attendre qu'à ça de la part d'une famille de forgerons. Et puis, ce mec respire la force destructrice - son biceps doit bien faire plus que sa cuisse, voire même les deux à côté. Non pas qu'il l'envie, loin de là - il n'a jamais été un adepte de la force pure, Misha. L'intellect, la stratégie - ça lui sied bien mieux. Il compense son manque de muscle par son cerveau - ou du moins, s'emploie à lui faire du mieux qu'il le peut.
Un léger vent passe - il prend une inspiration silencieuse, détend les muscles. La douleur le lance toujours au niveau de l'impact du poing - mais moins qu'il y a quelques minutes. Sûrement l'alcool qui aide un peu.

Les applaudissements le surprennent - il hausse légèrement les sourcils, puis incline légèrement la tête, à la façon d'un salut humble. Dans le coin de ses prunelles d'ordinaire impassible, voire froides du point de vue de certains, on peut discerner de l'amusement. "Je suis doué pour ça." lance-t-il, en haussant légèrement les sourcils. Encaisser. Il a fait ça pendant des années - et ça l'aide. La douleur est passagère - il l'a appris au fil du temps. C'est un bien maigre réconfort, mais il fait avec.
Hochement de tête quand le Brotz lui rappelle que le coup était pas pour lui. "J'y compte bien." Le ton est sérieux - un peu traînant, dû à l'alcool et au choc. "Il me doit une mâchoire." qu'il fait, en désignant de l'index ledit endroit qui commence à tourner violet. Il va avoir une belle tête pendant quelques jours.

Il laisse retomber le bras lourdement le long de son corps, puis tout son corps sur une caisse à côté. Pendant quelques secondes, il ne dit rien et regarde son interlocuteur - géant sur le point de s'étaler par terre. Ah, l'alcool. Quelle merveille. Capable de vous rendre incapable de discerner votre droite de votre gauche - ou de marcher correctement. "Assieds-toi, on dirait un chien qui essaye de tenir sur ses pattes arrières." marmonne-t-il, avant de continuer : "Je te ramasserai pas une deuxième fois." Si le ton est légèrement et volontairement rieur (du moins, autant que Misha puisse l'être) il garde une part de vérité. Il n'en aura plus la force, ni le courage.

La tête se relève. Le Brotz bombe le torse. Misha le regarde, sans rien dire. Le regard impassible - comme il l'est si souvent. Cette face qui lui vaut la réputation d'être froid et hautain - alors qu'il est loin de l'être, le pauvre. Lui qui a connu le deuil et la misère, pourrait-il seulement prendre de haut autrui alors qu'il a passé son enfance face contre terre ? Comment se sentir supérieur quand on naît cloué au sol ? "C'est noté." Nulle envie de se reprendre un coup - cette fois, il ne se relèvera pas, c'est certain. Aucune couardise - seulement de la prudence, et un minimum de bon sens. Le sang ardent des Brotz coule dans ses veines - et son tempérament semble aussi enflammé que les forges où il passe son temps.

Nul besoin de jouer avec le feu.

Morpion. Dans l'ombre de la nuit, il esquisse une mimique narquoise. On dirait ces surnoms auxquels il avait le droit quand il était môme - en plus affectueux. Là, ce n'est que le revers de la médaille - la matérialisation de l'ego d'un homme ivre. Quelle brigade ? Il se tourne légèrement et dévoile la rose de son uniforme, dans le dos de sa veste. L'emblème de la Garnison, visible à la lumière de la lune mêlée à celle des autres bâtisses. "C'est Mills." Dans le fond, ça lui importe peu de lâcher le nom de son collègue. Ils finiront bien par se retrouver assez vite - il ne fait qu'accélérer leurs règlements de comptes.
Il a une vision des choses assez pratiques, Misha, un peu trop mathématiques parfois - on a du mal à le comprendre, souvent. "Tu le recroiseras sûrement. La taverne est comme sa deuxième maison." qu'il fait, le ton détaché. Il compte pas y remettre les pieds de sitôt de toute façon - ils pourront bien s'y battre autant qu'ils le veulent. Il a assez donné. Et puis, il n'est pas une baby sitter pour ivrognes.

Vous vous ennuyez à ce point dans la Garnison ? Pour toute réponse, il hausse des épaules. Certains sont des ivrognes qui tirent au flanc - beaucoup. Il le sait - et il est le premier à en être exaspéré, parce qu'il est de ceux qui doivent réparer leurs bêtises (la tournure de cette soirée en est bien la preuve). Alors, que devrait-il ajouter ? Tout le monde pense la même chose, de toute façon. Ce n'est pas un comportement sérieux, ni digne de la part de ceux censés assurer la protection du peuple dans l'enceinte des murs.

Un léger ricanement s'échappe de ses lèvres. S'interposer encore une fois ? Si quelque chose le caractérise bien, c'est qu'il le commet jamais à nouveau ses erreurs. Learn from your mistakes. Le contact un peu brutal du Brotz le fait presque chavirer - mais il tient bon, miraculeusement.  "Tout à fait d'accord." Plus prudent pour sa dentition.
Et aucun risque pour lui de finir à l'autre bout de la taverne en un coup. Il a tout à y gagner.

Sans un mot, il suit du regard le Brotz qui tangue comme un échassier sur une mer houleuse - aucun commentaire, cette fois. Un coup dans la soirée, c'est déjà bien assez pour lui. Princesse. Intérieurement, le Graam grimace - ça, il y a jamais eu le droit. Mais curieusement, les surnoms attribués par un homme ivre ne le dérangent pas plus que ça - avec un peu de chance, ils seront oubliés au petit matin. Ou alors, à chaque fois que leurs chemins se recroiseront, le Brotz ne manquera pas de lui rappeler cette fâcheuse rencontre - on ne sait jamais vraiment, avec l'alcool.
Pendant quelques secondes, il réfléchit. Vu l'heure et son état, aucune chance de retourner à Monzen en un morceau - à tout les coups un voleur ou un homme éméché pourrait faire de lui sa cible. "Tu connais une bonne auberge dans le coin ?" Autant tenter. Même une botte de foin pourrait faire l'affaire - il a dormi dans de pires conditions, enfant. Parfois, il dormait avec les vaches - certains de ses frères ronflaient trop fort. "Et j'suis Misha. Si jamais l'envie te prend de m'appeler par mon prénom." Petite information lâchée comme ça, même si elle sera sûrement oubliée dans les secondes suivantes.