Le port a toujours été bruyant, aussi loin qu'il se souvienne.

Ça fait des années que les caisses s'écrasent dans un fracas dur sur les dalles, que les marchands hurlent un peu partout à la recherche de quelque client, que les jeunes se bousculent parmi les étalages dans l'espoir de trouver un travail.

Il a été l'un deux, autrefois.

Fusil à l'épaule, il effectue sa ronde habituelle - adresse des signes de la tête aux visages connus. Il a grandi ici après tout - et on les connaît bien les Graam dans le coin. La ferme aux dix gosses qu'on les appelait, avant. Si les choses s'étaient bien passées, ils auraient dû être quatorze - mais l'hiver et la maladie n'épargnent personne ici, sur ces terres pourries et infertiles où la misère est de mise.
L'hiver n'a que faire de la pitié. Quand le froid mordant arrive et les enveloppe, c'est un étau mortel qui se resserre. Tous les hivers, maman pleurait la nuit - il l'entendait, des fois. "Il va encore me prendre mes enfants" se lamentait-elle, dans les bras de son mari. Il a eu Mael. Il a eu Calla. Il a failli avoir Kejal et Ladra.

Il n'y a pas que le poisson du port qui sent fort - la peur, le deuil aussi. Il s'en est rendu compte très tôt, Misha. La peine a une odeur toute particulière qui lui donne la nausée - elle lui prend la gorge et lui renverse l'estomac dans tous les sens, comme celle nauséabonde du port qui fait tanguer le coeur des non habitués.

Un bruit sourd attire son attention - il ne sursaute pas, cette agitation sonne à ses oreilles comme une rumeur familière.

Une caisse qui a cédé - et les produits qui se sont tous étalés par terre. Des tissus, épices et autres produits onéreux sûrement destinés au mur Sina. L'homme qui la portait se gratte le crâne et peste - Misha reconnaît le jargon fleuri de Lev, avec qui il a déjà travaillé ces quelques fois où il essayait de ramener de l'argent à la maison. Lev aussi le reconnaît - il le voit dans son regard.

- Ma caisse ! Un marchand, rouge de colère, toise le l'homme depuis le pont d'un bateau - il dévale le ponton à grandes enjambées et agrippe le pauvre Lev par le col. Espèce de vieux shnock tu sais que ce qu'il y a dedans vaut plus que ta misérable existence ?! Il se secoue - Lev est si maigre que pendant un instant Misha craint qu'il ne se disloque totalement. Je savais qu'un jour votre coin de pouilleux me porterait la poisse !

Les esprits s'échauffent - les regards se font assassins. Misha sent qu'il est temps de calmer le jeu - dans un coin aussi animé et peuplé, la colère générale peut vite monter et devenir ingérable. Il le sait puisqu'il l'a déjà vu de ses propres yeux - du côtés des faibles.
Le visage se ferme - les yeux se durcissent. Il faut bien qu'il enfile se masque s'il veut être pris au sérieux, sinon il resterait toujours "le petit Misha Graam" pour eux. D'un pas décidé, il traverse la foule (qui se scinde en deux comme par magie à la vue de la rose sur son uniforme, comme s'il avait été fait de feu). Sa main agrippe le poignet du marchand et serre - pas trop fort, mais juste assez pour faire passer le message.

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