en amour,
on choisit pas

L’atmosphère est pesante. Trop. Plus que d’habitude.

Dans ton uniforme de soldat pour les grands jours, tes iris foncées balayent le couloir rapidement. Il a l’air interminable, il y a des portes partout, mais aucune ne semble être la bonne. Pourvu que tu en finisses vite, que tu retournes à l’entrainement et qu’on te fiche la paix. Tu marches néanmoins avec ton inébranlable confiance en toi, le regard fier et une mine détachée. Aujourd’hui tu devais rencontrer celle à qui tu étais promis.
Un sourire.
Quand est-ce que les membres de ta famille allaient comprendre que tu n’avais pas le temps pour ce genre de choses ? Tu t’arrêtes en même temps que le soldat qui t’avait guidé jusqu’ici. C’est dans cette salle que vous deviez vous voir. Le soldat se tourne vers toi, se met au garde à vous, tu lui réponds machinalement en te mettant en position toi aussi. C’était la vie que tu avais choisi, la vie de soldat. Tu avais décidé de te livrer corps et âme au bataillon d’exploration et de rejoindre les rangs de ceux qui consacraient leurs journées à sillonner le monde extérieur. Le monde au-delà des murs. L’inconnu. Tu n’avais en aucun cas du temps à perdre à te consacrer à des amourettes inutiles.

Kaethe Osmer, fille cadette du généralissime Amos Osmer, chef des armées et figure incontestable pour le soldat que tu es.

Tu entres dans une salle vide, le soldat te laisse t’installer en t’informant qu’elle allait bientôt arriver. Tu le remercies et t’assoies à la table. Tu soupires. Quand est-ce qu’ils allaient comprendre que tu n’avais pas le temps pour ce genre de choses… Ouais, enfin comment est-ce que t’étais censé dire non à une proposition pareille ? Tu n’avais jamais rencontré les enfants de cette famille. Du moins, tu n’en avais pas le souvenir. Tu ne savais pas trop à quoi t’attendre, à quel genre de personne tu ferais face dans quelques instants. Elle te faisait attendre en tout cas. C’était peut-être les formalités. Tu te levas de ton siège et commenças à arpenter les murs de la salle. Les bras dans le dos, tu faisais le tour des tableaux. Il n’y avait pas de doute possible, tu étais bien dans une maison de nobles.

Tu entendis la porte s’ouvrir.
« J’ai presque failli attendre… » Tu marmonnas en te retournant.

L'anxiété transit ton corps, gorge nouée, estomac doloris et le regard fuyant. Incapable de te calmer, tu décides de fixer le mur blanc. Tentative désespérée de faire le vide dans ton esprit. Parce qu'il y en a, des choses qui se bousculent, là dedans. Tu as vécu d'innombrables rencontres avec des prétendants. Beaucoup trop à ton goût, une corvée pour toi. Celle-ci ne se démarque pas dans ton esprit, au contraire, elle vient se fondre dans la nuée de souvenirs que tu préférerais oublier. Bonjour, aurevoir, quelques belles paroles officielles au milieu pour étoffer un discours vieux comme les murs. Une servante vient habiller ton petit corps frêle d'une robe bien trop soignée pour tes traits garçons. Tu ne peux t'empêcher de rougir alors que ses mains frôlent ta peau, étrangère au toucher d'une main qui n'est pas la tienne, tu frémis. Les étoffes te déplaisent, inconfortables, désagréables au toucher, tu te sens minuscule sous tout ce tissu. Comme s'il te constituait désormais, parce qu'on peine à te voir derrière toutes ces breloques. Tu ne sais rien de ton promis, ils savent bien qu'à la moindre information, tu aurais rechigné, refusé, fuit.

Et pourtant, c'est tout ce que tu rêves de faire à cet instant. Mais tu sais à quel point tu déçois déjà ta famille, ta présence maladroite, ton inhabilité à percer dans l'armée. Pas tout à fait à l'aise dans ton rôle de femme, tu ferais aussi un bien piètre homme. Alors tu décides d'accepter. Subir l'espace d'une après-midi, pour ensuite refuser l'offre, gracieusement. Le temps est venu et tu descends les escaliers. Tu te raccroches au temps, chaque seconde, respiration saccadée, la nervosité qui vient titiller tes entrailles. Devant la porte, tu voudrais prendre une dernière grande inspiration, mais tu n'y parviens pas. Trop figée par la peur, tu jettes un regard aux alentours. Il n'y a personne pour venir te sauver, ça ne sert à rien de regarder. Vous serez seuls dans un premier temps, c'est la seule chose que ton père t'accorde, tentative maladroite de te faciliter la tâche d'une première rencontre. Et pourtant, tu préfèrerais largement être accompagnée. La porte s'ouvre devant toi et tu découvres un homme retourné, le regard rivé dans le vide. Pour lui aussi, ce n'est qu'une formalité. (Mais tu en as rencontré beaucoup, de ces hommes. Tous dans ta situation, ou parfois rescapés d'un premier mariage brisé par une fin prématurée, vieillissants ou insatisfaits, jeunes nobles hautains et hommes qui te désirent d'un simple regard qui parcourt tes traits.) Il lâche une phrase à peine compréhensible en se retournant, et tu décides de l'ignorer. S'il veut rendre la tâche difficile, ce n'est pas ton problème. Tu n'es là que pour remplir tes fonctions, après tout. "Bénis soient les trois." Ton désintérêt se trahit dans tes mots, regard qui refuse de se poser sur lui. "Je m'appelle Kaethe. J'imagine que tu connais mon nom de famille." (C'est pourquoi tu es là, n'est-ce pas?)

Les mariages arrangés, ou du moins les propositions de mariages arrangés tu en avais eu plusieurs depuis le temps. Tu trouvais toujours un moyen de les annuler, de les refuser et de défendre tes décisions auprès de tes parents. Encore aujourd’hui tu avais imaginé différentes idées d’excuses pour refuser cette proposition. Tout semblait déjà décidé pour toi, tu ferais comme d’habitude.

Cependant cette fois c’était différent.

Le point commun entre toutes les prétendantes que tu avais eu était leur enthousiasme à l’idée de peut-être t’épouser. Elle faisait tous les efforts possibles pour t’intéresser, en vain. La jeune femme qui venait d’entrer dans la salle, au contraire, avait l’air d’être aussi désintéressée que toi. Elle ne t’accorde même pas un regard et les mots qui sortent de sa bouche semblent être des banalités pour elle.

Vous avez un point commun.

Tu fronçais les sourcils un moment, presque agacé. Peut-être que ta fierté en prenait un petit coup ? Ça ne dura pas longtemps cela dit. Tant mieux, les choses seront plus simples comme ça. Il est sûr qu’avec son nom de famille, elle aussi devait recevoir de nombreuses propositions de mariage, sans doute même plus que toi. Maintenant que tu y pensais un peu plus sérieusement il était vrai que Kaethe Osmer était la prétendante la plus haut placée que tu n’avais jamais eu. Pour toi qui positionnait l’armée au-dessus de tout, avoir l’opportunité de t’unir à la fille du généralissime était sûrement la proposition la plus avantageuse que tu puisses avoir.

Dommage que ce ne soit pas une de tes priorités. Tu devrais peut-être quand même y réfléchir.

« Emir. » Tu dis simplement avec un air aussi détaché que le sien un peu plus tôt. Tu n’avais pas pris la peine de te présenter entièrement. Tu ne savais pas si elle était au courant de la famille à laquelle tu appartenais, mais tout ça n’était que des formalités. « Emir El Hage. » Tu rectifiais. Pour continuer dans la voie des formalités, tu commenças à faire des gestes presque mécaniques, une habitude : tu l’invitas à s’asseoir en tirant sa chaise avant de contourner la table et de prendre place en face d’elle. Tu la regardas avec un peu plus de détails cette fois. En tout cas, intéressé ou pas : elle était magnifique. « Bon. J’imagine que tu dois être familière de toutes ces formalités ? » Tu ne posais pas vraiment la question, mais c’était le ton que tu avais pris. Etant donné qu’elle n’avait pas l’air heureuse d’être là, tu ne lui briserais pas ses rêves en te comportant normalement avec elle. Même si vous vous deviez de rester le temps imparti à ce rendez-vous, tu voulais être clair rapidement : « Je ne suis pas vraiment le prétendant qu’il te faut. Je consacre la plus grande partie de mon temps à l’entraînement, et quand je ne m’entraîne pas je suis rarement disponible pour des soirées ou des sorties galantes. Je suis sûr que tu adorerais t’investir dans une relation de joie et d’amour, mais je ne pense pas que ce soit possible. » Encore une fois, des formalités. Tu te doutais déjà du genre de vie qu’elle pouvait mener. Elle était sûrement éprise d’un homme, le prince par excellence, avec qui pour une raison x ou y l’union était impossible.

Tu ne la connaissais pas. Tu ne connaissais rien d’elle.

bien sûr que son nom t'évoque quelque chose, (des grandes choses, des belles choses, gravées dans les livres pour enfants, un nom qui use la bouche des précepteurs) mais est-ce qu'il t'importe vraiment? et, comme si tu étais pensive sur le sujet, tu répètes un simple "emir.." les mots ta seule manière de combler le vide entre vous, la fatigue en toi, l'absence d'un amour exigé. "à quoi bon le rencontrer, si c'est pour ne pas lui parler?", t'avais sèchement reproché ton père à plusieurs occasions. alors que tu avais tout bonnement refusé d'adresser la parole aux prétendants, il t'avait accusée de ne même pas essayer. phrase qui revient, mots qui font mal. pour l'armée non plus, tu n'avais même pas essayé, d'après lui. la vérité, c'est que tu ne donnais rien quand tu n'en avais pas envie. "bon, j'imagine que tu dois être familière à toutes ces formalités?" tu hoches la tête, le regard toujours détourné, comme si d'un simple coup d'oeil tu pouvais repeindre les murs d'un blanc atrocement ennuyant. c'est des fresques qui naissent sous tes yeux, la peur qui te prend dans ses bras, l'envie de disparaître ou d'imaginer de plus belles heures. "non. tu es mon premier prétendant. je n'y connais rien à tout ça." et le ton de la plaisanterie aurait peut-être été mieux compris si tu ne lui avais pas lancé un regard noir en fin de phrase, ton jugement de ses traits comme ponctuation. "je ne vous compte même plus." la vérité cinglante, parce que tu as arrêté de même chercher à les démarquer. et derrière un dernier coup d'oeil que tu lui jettes, le dernier que tu lui offriras, tu te dis, la promesse de découvrir le visage d'un homme qui devrait t'aimer. ta première impression est mauvaise. il a bien les traits d'un el hage, la peau couleur miel et le regard voilé, le visage bouffé par une barbe que tu trouves de mauvais goût. (peut-être que tu préfères la peau perlée des jeunes filles, n'est-ce pas, kaethe?) "tu dis ça comme si ce n'était pas pareil pour moi." un soupir s'échappe de ta gorge, l'éternelle attente que tu ne veules rien tirer de plus de la vie qu'un mariage heureux, le regard attendri d'un homme et les petites mains d'enfants qui ne lâchent pas le bas de ta robe. pourtant, tes ambitions sont tout autres. tu es de ces femmes qui ne veulent pas vivre à travers une histoire d'amour qui s'essouffle, à travers des gamins que tu n'élèveras même pas, purs pions politiques qui étofferont la diplomatie de vos familles. "moi aussi, je m'entraîne. je m'entraîne depuis toujours, probablement plus que toi. et je sais bien que lors d'un duel, je te battrais facilement. alors ne parle pas comme si tu étais un soldat émérite, et moi une jouvencelle simplette, assoiffée d'amour et de belles fins." tes sourcils se froncent, toute once de beauté perdue dans l'irritation visible sur tes traits. l'expression de ton visage qui trahit les sentiments forts (mais pas les bons). et alors, tu réalises que ce n'est qu'une entrevue sans aboutissement. pas une manière de te prouver. comme d'habitude, tu es sur le qui-vive, prête à assainir le premier coup, la première attaque perçante, du haut de tes mots silencés de femme. tu t'assagis alors, et susurre le regard perdu, ""je suis désolée, je n'aurais pas du m'emporter."

Personne n’aurait voulu se retrouver là avec vous tant l’atmosphère était pesante. Peut-être qu’il aurait mieux valu rendre votre première rencontre encore plus officielle. Peut-être que vos parents auraient dû être présents cette fois-là, vous seriez resté souriants et polis pour suivre les formalités. Kaethe confirma ce que dont tu te doutais bien : tu n’étais pas son premier. Avant toi elle avait reçu de nombreuses demandes, c’était bien digne d’une Osmer après-tout.
Alors que tu n’avais jamais vu son visage avant votre actuelle rencontre, tu lui avais imaginé une vie de princesse. Elle n’était pas de la famille royale certes, mais tu pensais qu’en étant la fille du généralissime elle devait bien suivre le même destin. Pourtant, l’agressivité que tu crus percevoir dans ses paroles à ton encontre te laissait penser qu’elle n’était peut-être pas celle que tu pensais. Assise à cette table dans cette salle aux ornements majestueux, avec ses longs cheveux noirs et ses yeux perçants, elle te répond qu’elle aussi ressent la même chose que toi. Tu lèves un sourcil, dubitatif en attendant la suite de sa pensée. Elle était sans aucun doute énervée contre toi, toi qui l’avait jugé en quelques secondes alors que tu avais à peine posé ton regard sur sa personne. Un sourire en coin se forme sur tes lèvres tandis que tu la laisses parler encore. Elle se croit plus forte que toi. Elle se dit grande gagnante si vous veniez à vous rencontrer en duel. Elle est confiante, trop confiante.

Pour qui est-ce qu’elle se prenait au juste ?

Tu ne sous-estimais pas les femmes, au contraire, tu descendais d’une famille dont la renommée était due à la puissance d’une femme. Tu ne les pensais pas toutes faibles, mais tu avais des sérieux doutes quant à la force présumée de celle que tu avais en face de toi. Puis elle s’excuse. Elle n’aurait pas dû s’emporter dit-elle. « Ce n’est rien. Pour une fois qu’on peut être honnête… » Tu faisais allusions à toutes ces autres rencontres pleines de faux semblants et de discussions creuses. « Excuse-moi de t’avoir offensée. Visiblement je me suis trompé sur toi. » Si tu reconnaissais bien volontiers ton erreur, c’était surtout parce que tu ne savais pas comment est-ce qu’elle réagirait si tu continuais sur ce terrain-là. Tu n’étais pas venu pour faire de la fille du généralissime ton ennemie. « Je suis sûr que tu dois savoir te débrouiller en combat, comme tu as l’air de si bien le dire. » Quoi que, tu restais quand même moyennement convaincu. « Mais tu ne devrais pas sous-estimer un adversaire. » Surtout toi. « Si tu t’étais si bien entraînée comme tu le dis… Tu saurais que c’est une des premières règles dans un combat. » Le ton que tu avais pris était tellement calme qu’il en était devenu hautain. Le fait qu’elle puisse penser te vaincre facilement avait touché ton égo. « Mais bon. Tes mots ont sûrement dépassé ta pensée. »  

"ce n'est rien." voilà qu'il a déjà les mots qui rassurent, ceux qui apportent le réconfort. il ferait un mari attentif, tu en es sûre. il en rendrait bien plus d'une heureuse, alors tu imagines la déception sur leurs visages alors qu'il les refusent, une par une. il s'excuse encore, avoue sa faute. "visiblement, je me suis trompé sur toi." une chaleur envahie ton corps, peut-être le bonheur de ne pas avoir tes intentions mal-interprétées, pour une fois. il y a une certaine compréhension face à toi, et bien que tu n'accepterais jamais l'union, tu te surprends à penser, "ça ne serait pas si horrible que ça, avec lui." pourtant, tu ne laisses rien de tout ça transparaître. l'espace d'une seconde, un minuscule sourire se dessine sur ton visage, pour disparaître aussitôt. tu baisses pourtant la tête pour tenter de le cacher, tant bien que mal. la sensation de ressentir, tout simplement, te met profondément mal à l'aise. tu traites ceux autour de toi d'une main de fer, mais tu es peut-être encore plus dure avec toi-même. alors, les mots d'emir agissent comme une validation de tes sentiments réels. il te faudrait sûrement des années, des siècles, pour apprendre à te dévoiler. la chute de royaumes et d'empires, de civilisations entières, avan de pouvoir même imaginer exprimer le fond de ta pensée. ton honnêteté, une fraude. parce qu'elle n'agit pas comme sincérité, mais comme froideur. ta manière à toi de rester inatteignable. inspirer la crainte, voilà ce que tu as été élevée à penser devoir faire.
mais tout ça ne dure pas longtemps. tes doigts nerveux s'entrelacent sous la table, s'abîment, tes ongles creusent dans ta chair jusqu'au sang. n'était-ce qu'une manière de t'attraper dans son filet? il te parle désormais comme s'il était ton instructeur, ton supérieur ou pire encore, ton père. "si... tu saurais... tu ne devrais pas..." ne fais pas ci, ne fais pas ça. le savoir tout puissant est à moi. tu le regardes d'un autre oeil. presque dupée par sa fausse sympathie, tu te remets sur tes gardes, pas prête à les baisser cette fois-ci. la dernière phrase qu'il lâche est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. "tes mots ont sûrement dépassé ta pensée." "et ta fierté a sûrement dépassé ton statut social. ce mariage serait tellement bénéfique pour ta famille, dont l'honneur disparait d'année en année, alors pourquoi le gâcher pour une question d'ego?" regard fier qui se pose sur lui, et malheureusement pour vous, vous n'avez que vos mots pour vous entre-tuer. "ne daigne plus me parler sur ce ton. car chaque mot de travers sera transmis à mon père, j'espère que tu en es conscient." tu joues la carte de la fille à son père. la tête haute. tu ne lui laisses même pas la chance de rétorquer, à vrai dire. pas d'humeur à te lancer dans un duel rhétorique. "ou pire encore, je pourrais me souvenir de tes traits et envoyer des hommes à ta recherche. ou bien m'occuper de ton sort de mes propres mains. ne me sous-estime pas, toi non plus." et, le sourcil haussé, tu lui proposes un marché. "à moins que tu acceptes un duel armé. juste nous, loin d'ici, en secret. c'est la chose la plus intéressante à tirer de cette rencontre." avant d'ajouter, "on sait très bien tous les deux que ça ne mènera à rien d'autre."