L'envie de les faire disparaître s'oppose à la volonté de les garder - Rafael refuse de les lui rendre pour l'instant, et la phrase en elle-même le désarçonne. Peut être au point de lui arracher un rire, peut être au point de le rassurer.
Pas une si mauvaise idée que ça, alors
Rien ne l'empêche de se confondre, à nouveau, dans la triste idée que nos envies n'ont pas d'importance. Ce monde n'offre pas grand choix, et les rêves s'affaissent toujours aux premières lueurs du jour. peut être est-il trop coincé dans cette déception pour se rendre compte que Rafael l'écoute toujours, la même patience d'autrefois. Le même homme, à quelques détails qui les condamnent.
Rafael est devenu soldat - rien à avoir avec sa famille. Fermier. Il répète ce mot, en contemplant le bout braise de sa cigarette. Il a tort de croire qu'on est enfermé par ce que l'on veut de nous - mais lui l'est, et n'arrive à défier les attentes que dans le secret de la nuit, de son temps libre. Il ne répond à son père que par sarcasme, que par menace jamais prononcées, mais obéit toujours.
J'aurais été mis à la porte.
Une bouffée, le regard toujours ailleurs, un haussement d'épaule. Parce qu'il n'a jamais vraiment eu le choix de l'armée. On s'en fout, de toute manière. Aujourd'hui ça n'a plus aucune importance. J'ai les même déplaisirs qu'un peintre : des petites nobles qui veulent avoir leur portrait et qui pensent qu'engager un peintre leur donnera le droit d'exécuter leur fantasme muse/artiste. Il veut balayer cet instant de doute, de plainte. Il ponctue même cette phrase d'un sourire (amer), et regarde Rafael.

Paupières fermées, vent léger qui caresse leurs peaux, seuls vivants parmi les morts. Rafael continue d'écouter les plaintes du jeune homme, muet, sans jugements. Il explique qu'il se serait retrouvé dehors, à la rue, que tout aurait été pire. Et qu'on s'en fout. Keller n'approuve pas, bien au contraire, il est totalement opposé à cette manière de vivre. On ne se prive pas pour rentrer dans des cases. « T'as pas osé » Faut oser, dans la vie. Tout le temps. C'est important de repousser ses propres limites pour devenir quelqu'un de meilleur, de plus grand. Anibal est encore petit, beaucoup trop petit. Un géant au fond.
Les déplaisirs d'un peintre. Il lui en claquerait des déplaisirs. Ça arrache un rire gras au jeune homme qui se redresse, reposant ses yeux dans ceux de Gratzea. Ils roulent, d'ailleurs, avant que la clope ne termine entre ses doigts. « Tu vas pas m'dire que t'es contre ces p'tites attentions ? » Dents qui reviennent. « En plus, j'suis sûr que t'as du en voir des p'tits bourgeois aux fantasmes comme tu dis. » Les sourcils s'arquent, miment d'être taquin. Le  sang qui bouillonne, le cœur qui s'affole. Veut s'assurer d'une chose, au fond, alors qu'il ne le fait pas lui même. En dix ans on ne s'enferme pas qu'avec des souvenirs. On vit. Il vit. Les blanches retournent se cacher derrière ses lèvres, le regard chute à nouveau au sol. Observe la cigarette qui se consume toute seule. « J'peux te poser une question ? » Tu m'as oublié pour d'autres ?

Anibal ose peu dès qu'il s'agit de son père, ne formule jamais ses reproches, se contente d'obéir - simplement, le regard levé au ciel, les épaules haussées. Jamais il n'a réellement pensé à le défier, à s'écarter de l'armée et s'engager dans ce qu'il aime. Peut être une fois il a pensé à démissionner, laisser le fier blason prendre la poussière. Une seule fois n'est jamais assez pour que l'acte se réalise.
Peut être un jour.
Rafael se fend d'un rire et Anibal a le cœur qui se réchauffe - doucement, et pendant quelques instants les années s'évanouissent. Il y a le regard qui s'échange. Il étouffe son amusement à son tour, parce que l'autre a raison : il est toujours flatté des illusions des autres, s'en enivre. Sa vanité aime les jeunes filles qui pensent l'adorer un instant.
Les p'tits bourgeois, comme tu dis, me plaisent pas beaucoup. Haussement d'épaule. Il s'est trouvé un faible pour les truands, parce qu'ils mentent si bien, trompent avec tant d'art. Parce qu'il a le cœur qui bat vite entre leurs doigts, et aime tant se prendre au jeu de leurs magouilles. Je ne peints pas que des gamins riches, de toute façon.
Puis l'air est plus sérieux, inquiet, quand l'autre demande s'il peut poser une question - Anibal se fige, incertain. Rafael regarde sa cigarette rougeoyer, doucement dans la lumière du soir.
On verra bien.
Il donne le feu vert, la chamade au cœur.

Il continue de l'écouter, calme et posé. S'imagine de sales scènes, un vieux monsieur qui se plaît à combler les habitudes d'Ani, le nu qu'il maîtrise un peu trop bien. Les goûts d'Anibal sont donc bien différents d'avant, Rafael est un piètre menteur qui jamais ne pense à mentir à celui qui partage sa vie, même une seule nuit. Puis, lorsqu'il demande s'il peut questionner le brun et que ce dernier accepte, la cigarette vient s'effacer au sol sans qu'elle ne soit terminée. Il faut quelque chose de plus fort pour ne pas s'emporter - ou au contraire, pour que tout aille plus vite. La flasque est agrippée rapidement et le liquide vient ruisseler le long de sa gorge. Une fois que la bonne gorgée est avalée, il s'empresse d'essuyer ses lèvres du revers de sa main, le regard déviant. « T'as été pareil avec tes autres amants ? » Menteur, manipulateur, mauvais, profiteur.
Il sait bien évidemment que d'autres sont arrivés après lui. Ça le dégoûte dans un sens de pas pouvoir prévenir tout le monde qu'un monstre existe et qu'il n'hésitera pas à les salir pour s'en sortir - mais ce que Rafael ne sait pas, c'est que finalement, c'est Anibal qui prend sa place dans les nouvelles relations. De mauvais garçons pour montrer à celui qui se croit méchant qu'il n'est rien. Heureusement qu'il ne le sait pas. Pour lui-même, pour Ani, pour les pauvres tombent qui n'ont rien demandé.
Le regard revient. Remonte. Il porte ses couilles Raf et espère sincèrement qu'Ani en fera de même. Droit dans les yeux, qu'il claque que le vieil amant est l'unique personne dont la vie s'est faite détruire après son passage. « J'veux dire, y a qu'à moi qu't'as fait un coup d'catin ? »

Une gorgée longue qui n'est jamais bon présage. Sans doute sait-il déjà ce que l'autre va lui demander, car il n'est pas dupe de sa propre nature. Puis elle tombe, enfin, et la réalité rejoint ses doutes et pendant un instant il se souvient des presque mensonges qu'il a si souvent élaborés, des douces omissions toujours en sa faveur. La tricherie au bout des doigts, l'instinct de préservation qui ne l'a jamais quitté. Peut être trompeur, mais quelques fois trompé - rarement, ou peut être un peu plus souvent maintenant qu'il y réfléchi.
Il préfère l'oublier, et à ce souvenir il hausse les épaules.
Rafael insiste, rend les termes plus crus - Anibal rêve de ne pas répondre. Parce que la réponse est difficile, parce qu'elle mérite trop de longues phrases et qu'il n'est pas certain d'en être capable, le cœur battant aussi fort.
Je te répondrais pas. Parce que c'est autant oui que non, parce qu'il y a à chaque situation des paramètres drastiquement différents, et que certaine fois ses éternelles trahisons ont été méritées, réclamées. Il tire sur sa cigarette, ne baisse pas les yeux. Tu as déjà une réponse en tête, je ne vais pas venir la gâcher avec mes explications. Il hausse les épaules une nouvelle fois, et vient écraser le mégot contre le bord d'une tombe.

Anibal n'a pas le choix, il le lit dans le geste brusque, dans la question qui a quelque chose du désespoir. Il se retient d'hausser les épaules, baisse enfin le regard pour le concentrer sur ses mains qu'il vient de nouer.
Il ne sait pas quoi lui dire - la situation ne s'est pas répétée, pas exactement, pas celle-ci. La survie, l'égoïsme de l'opportuniste Anibal ont agit à nouveau - c'est certain, mais ne répétant jamais le triste jour qui a ponctué leur entraînement. Les lèvres se pincent, les mots se cherchent. Hésitant, il n'ose toujours pas le regarder. Bon, je...
Il se décide à parler, enfin.
Les yeux toujours loin de Rafael.
J'ai connu les deux positions pendant ces dix années. C'est tout ce qu'il dit, reste vague. Parce qu'il n'aime pas en parler, parce qu'il ne comprend pas le besoin de savoir. Il hausse finalement les épaules. On s'en fout des autres amants. Il ne se souvient pas avoir eu le cœur battant si fort aux côtés d'un autre.
Peut être que c'est la culpabilité qui parle, ou peut être les années à raviver le souvenir.
On n'a pas à parler d'eux.
Ou peut être que c'est le présent qui parle.