on a flat road without a dream
or shrug to be seen
just you and me
and all the bricks and mortar between

Les lettres se sont échangées, irréelles - jamais il n'a espéré avoir une réponse, jamais quelques mots qui s'éloignent de la rage du fatal après-midi. Peut être rien de doux dans les tournures, même un reproche à la proximité qu'Anibal s'est vu forcé de vouloir, de réclamer par des moyens détournés.
Peut être qu'après tant d'années c'est Anibal qui a le plus besoin de l'autre, et qui rêve un peu d'une rencontre renouvelée - il ne devrait pas.
Rien ne lui donne le droit, pourtant c'est ici qu'ils se retrouvent, dans le lugubre cimetière des armes tombées.
Une attente au milieu des noms effacés, dessins du passé à l'intérieur de sa veste protégés. Il les caresse de temps en temps.
Une cigarette est roulée aussi vite qu'elle se fume, et le jour tombe peu à peu.
Il s'assoit au bord d'une tombe et pense aux moments d'il y a dix ans, et pense-t-il même aux dix années où il a fait vivre la trahison dans ses rêves et cauchemars, dans ses murmures et - peut-il prononcer ce mot, regrets ?
Tu cherches à redevenir une connaissance ou je rêve ? Il se souvient des mots couchés dans une graphie qu'il trouve aussi désastreuse qu'avant, et ça le fait presque sourire. Est-il possible que les tristes amants d'un autre temps se parlent un jour ? Pourront-ils seulement s'échanger un sourire sur une boutade sans le regretter quelques instants après ?
Anibal ne se pose pas la question de l'arrivée de l'amant - il ne le pense pas puéril au point de mentir.
Peut être au point de le faire attendre, se dit-il, mais il pense qu'autant que lui il a besoin de se revoir après l'après-midi d'il y a deux semaines.
Alors Anibal attend, quelques couleurs sombres sur son visage.
Une flasque prêt des dessins.

Il n'a jamais porté dans son cœur l'écriture. Pendant quelques heures, parfois quelques jours, il hésitait à répondre. Crainte de la suite de leur histoire, crainte d'ouvrir à nouveau son cœur - Anibal est une victime, au fond, car trop idiot pour se rendre compte que les autres peuvent lui donner plus que ce qu'il imagine. Rafael sait maintenant (même s'il ne l'admet pas et passe pour un benêt) qu'Anibal se sent coupable et regrette. Alors étrangement, comme épris d'une certaine pitié envers l'ancien amant, il accepte de le revoir sans l'ambition de lui en coller une.
Rendez-vous programmé dans le cimetière Ragako - le calme et l'intimité règnent dans cet ancien village, offrant aux deux inconnus l'opportunité de se parler. Et si l'un deux doit mourir sous les coups de l'autre, une tombe peut facilement trouver sa place. Ne voulant pas non plus lui montrer une forme d'impatience, Keller se met naturellement en retard, laissant Gartzea s'installer au bord d'une des tombes, observant le jeune homme depuis les arbres aux alentours.
Il hésite encore à montrer le bout de son nez. Une sorte de boule au ventre l'empêche d'avancer - alors le voilà qui agrippe une cigarette formée d'un tabac du coin. Pas d'uniforme aujourd'hui, habillé normalement, comme un gars normal qui vient dans un cimetière avec son ancien amant.
Les cendres tombent dès que ses pieds bougent, laissant ces dernières s'échouer soit sur son haut, soit directement dans l'herbe. Elle se consume rapidement mais beaucoup moins vite que celle du spécial, le sens de l'argent, Keller ne peut pas se permettre d'acheter du tabac toutes les semaines. Inquiet de la suite des événements, il pense à de nombreuses choses qui n'ont rien à voir avec l'inconnu - le tabac, les vêtements, le temps...
Puis il faut affronter la chose.
Deux semaines qu'il repense aux coups. Deux semaines qu'il se pense taré, sauvage, un tantinet fier. Et depuis quelques jours, une semaine, il pense à cet instant. « Pas d'chien ? » Phrase pour ouvrir la conversation, se signaler aussi, mais pas un sourire sur le visage. Il ne vient pas en tant qu'ami, en tant qu'amant, mais en tant que quelqu'un de bon qui accède au désir (même bien caché) d'un autre.

  

Spoiler:

Comme il n'a jamais douté que Rafael réponde - peu importe les jours qui sont passés la question d'une fin de conversation ne lui a jamais traversé l'esprit, il le voit maintenant arriver. A l'instant même où son cœur, visiblement cassé, se met à battre trop fort, Anibal range ses mains dans les tréfonds de sa veste. Geste de nonchalance, toujours assis sur la tombe d'un inconnu. Pourtant il ne l'est pas - les premiers mots de l'ancien amant sont peut être dénués de gravité, mais le regard l'est de légèreté.
Bénis soient les Trois. Comment est-sa voix ? Est-elle calme comme il l'entend avec ses propres oreilles, ou bien sont-elles menteuses et son inconfort est criard ? De quoi a-t-il l'air, assis, le visage coloré par des coups qui partent à peine ?
Qu'est-ce que Rafael pense de lui ?
Il allait pas faire Sina Maria. Une évidence. Et le silence car Anibal n'a rien à dire, rien à dire sauf l'essentiel - aucune manière de retarder le moment, gagner contre le gris entre eux.
Alors il abandonne. J'ai les dessins. Même s'il sait que chacun partira.
Doucement, la main délicate, Anibal extrait les souvenirs de l'intérieur de sa veste, protégé par le cuir d'une large enveloppe. Il ne les tend pas encore.

On ne croit que ce que l'on voit. Il sourit, en coin seulement, en entendant cette voix d’apparence calme prononcer la fameuse phrase des religieux. La cigarette qui pendouille sur ses lèvres laisse un infime espace pour que Rafael puisse répondre, pas très convaincu des mots qu'il crache ; « Auprès desquels j'cherche refuge ». Bien évidemment, aussi non-croyant que possible, Rafael sait ce qu'il faut dire et quand le dire. Il aurait pu commencer leur rendez-vous par ça, surtout en connaissant l'individu, mais ce n'est pas son genre. Après tout, on le voit bien plus commettre des péchés qu'être un bon et respectable croyant. Il écorche tout de même la phrase, laisse une trace de sa personnalité. Anibal, lui, n'a pas changé sur ça. Quand le stress commence à l'envahir, monsieur devient l'homme le plus religieux du monde - et Rafael compte bien en tirer un avantage.
Gratzea stress, n'est pas à son aise.
« T'aurais pu l'porter. » Un long moment s'écoule dans le silence. Il retire le petit rouleau pour expirer la fumée, l'écrasant ensuite au sol. Il continue de le fixer. Il espère croiser ses yeux, son regard, voir son minois se relever vers lui. Puis les traits se dévoilent par la lueur lunaire, des ecchymoses légères sur la mâchoire. Vestiges d'une dispute passée, on peut aussi en retrouver sur ses phalanges. La tête s'incline lorsqu'une main se balade à la recherche d'un objet, œuvres dont, au fond, il ne souhaite même pas voir la couleur. « Tu attends quoi pour me les montrer ? »

Les mots saints qui s'écorchent doucement sur la langue de Rafael, contradiction à ceux qui roulent sur celle d'Anibal - il ne le corrige pas. Un simple sourcil arqué, peut être une bouche qui se tord, et il sait que ça a toujours été ainsi. Des premiers temps de leur aventure, il s'y est toujours heurté. Il y a dans la pénombre du cimetière deux pécheurs, l'un aux prières apprises de la mère à l'enfant et l'autre, indifférent à ce monde de croyant.
T'aurais pu l'porter. Pendant quelques secondes il a hésité, avant de se rendre au fait qu'il préfère avoir cette soirée à deux, étrangement. Un désir qu'il rougit d'expliquer et dont les raisons sont bien pâles face à leur histoire. Cette soirée sera certainement la dernière que Rafael et Anibal viendront à partager, et plus jamais la lune ne glissera sur leurs deux visages.
L'amant le regarde - Anibal n'en finit pas de se sentir mal à l'aise.
Il finit par tendre les dessins, les souvenirs grisées par la mine d'un crayon. Sans avoir eu besoin de les regarder, il s'est souvenu des muscles du jeune Rafael dans la blême lueur du matin, de son air de garçon dans des uniformes symboles de dévotion. Il se souvient des paysages dans lesquels il l'a dessiné, et peut être que les dessins affirment qu'il l'a effectivement aimé - très fort, sincèrement, plus que les mots qui ne semblent jamais avoir le bon effet.
Tu peux les garder.

Il n'a jamais réellement cru en cette religion qu'on enfonce dans les crânes. Il ne croit que ce qu'il voit et les murs ne tombent pas du ciel. Fondés par des Hommes pour des Hommes. Ne pas y croire est mal vu, Keller ne souhaite pas finir sa vie derrière des barreaux. Il imite. Joue un rôle, piètre comédien. Besoin de cours privés. N'espère qu'un seul professeur. Suite à sa demande, dans un silence étrange mais agréable, les dessins se dévoilent.
Son cœur se serre, encore. Beaucoup plus.
D'une main legère, il est attrape. Mal à l'aise.
Anibal n'a jamais été doué pour la communication. Ses doigts renferment de l'or. Équipé d'un crayon ou d'un pinceau, cet homme devient un dieu. Un dieu pour lequel Rafael ne pensait plus compter. Ces dessins sont nouveaux, récents, n'ont pas dix ans. Ils n'étaient déjà plus à deux. Les détails, les traits, les petites choses qui surprennent - tout est là. Tout le blesse, un peu.
Un frisson traverse son corps et lui ôte tous les mots. Il ne sait pas quoi dire, comment réagir. Il ne voit que le premier travail, d'autres se cachent derrière, d'autres qu'il n'ose même pas affronter. Un long instant se passe sans que Keller ne recroise son regard. Bloqué sur le dessin. Perdu.
Alors tout est vrai. Il a pensé à moi. Il s'est souvenu de tout. Des détails qu'il est le seul à connaître. J'arrive à tout reconnaître, à me rappeler du paysage. Y a un cœur qui bat chez lui.
Rafael s'installe au sol. Ne relève toujours pas le regard. « C'est.. C'est.. » Ne sait plus parler, ne sait pas comment dire ce qu'il pense. Magnifique. Talentueux. Bien de toi. Il sourit, lentement, montre ses dents. « T'as pas fait que moi j'espère ? » Relève ses yeux, joyeux. Content.

Il se souvient des premières fois où Rafael s'est glissé dans ses peintures, des années après la terrible trahison - un visage ressemblant, une mimique. Puis ce sont les souvenirs qui s'y sont couchés, à demi malgré lui, à demi pour se soulager de ce qui le tourmente. Et peut être que ces dessins sont la tourmente eux-mêmes, parce que la lueur du passé reste dans le regard d'un jeune amant, et la tendresse d'une époque reste dans des traits gris bien plus vieux.
Les émotions de l'autre font échos aux siennes ; un peu de blessure, un peu de tristesse, un peu de bonheur car c'est un bain de quelque chose d'innocent qu'on pense tous avoir perdus. Et ils sont silencieux : ni Anibal ne sait quoi dire, Rafael non plus. Pas même discuter de la technique : que vont-ils dire ? Aucun des deux hommes n'a envie de s'extasier sur la légèreté de la main, ou la délicatesse des plantes. Ils sont muets parce que ce sont des images, qui pour chacun, sont bien trop personnelles.
Rafael se souvient-il des lilas vers lesquels ils s'allongeaient si souvent ?
De la manière dont la nature roulait sous leurs corps fatigués par l'entraînement ? Lui-même ne s'en souvenu qu'en traçant.
Aussi dans ses rêves.
L'autre s'assoit, le poids des souvenirs. Et quelque chose d'incroyable s'est produit à la lumière de la lune, si invraisemblable qu'il doit s'y reprendre à deux fois pour y croire : Rafael a sourit.
La joie.
Anibal a le cœur qui redouble, bat bien plus fort. Non. La rougeur sur ses joues se mélanges aux ecchymoses - personne ne remarquera ses couleurs. Quelques uns encore dans le secret de sa veste sont d'eux deux. Plus innocents, peut être parfois plus intime à cause d'un baiser - peut être des corps qui se dévoilent. Rien qu'il ne veut montrer. Mais ceux-là tu ne veux peut être pas les voir. Une affirmation bancale. Il espère que non.

Il est heureux. Heureux de voir qu'il ne s'est pas fait avaler par sa mémoire, heureux d'être, encore et malgré tout, important. Pour lui, avant qu'ils ne se retrouvent, ces tableaux, ces œuvres n'existaient pas et n'auraient jamais vu le jour. Pourtant elles sont là, dans ses mains, illuminant son visage. Son cœur. Surtout son cœur.
Rafael était persuadé de n'avoir jamais été quelqu'un pour le balafré, juste une aventure de passage, un garçon trop niais pour dire non. Il s'en est voulu. Voulu de l'avoir aimé autant, d'avoir vu son faciès dans ses rêves, de sentir son odeur aux champs de lilas traversés. Il n'a jamais oublié, rien, pas même ses manies, par même ses défauts et toutes ses diverses qualités - car derrière ce soldat se cache un homme remarquable, sensible, amusant, juste inoubliable. Pendant un instant, leur instant, la mémoire de Keller semble effacer toutes les horreurs pour laisser son esprit se faire envahir par les moments de bonheur. Alors il continue de sourire, se souvient du paysage, caresse du bout des doigts ces arbres, ces fleurs, l'univers qu'ils partageaient.
Il n'ose pas relever les yeux, recroiser du regard l'artiste - dévoile sa joie mais pas trop, saveur amère qui reste dans la gorge, seulement plus légère et supportable.
Non. Mais ceux-là tu ne veux peut être pas les voir.
Le temps semble s'arrêter. Rafael ne s'attendait pas à ce que le non suggère un nous. Il s'attendait à Lucrezia, à un oiseau, une plante, un sanglier, tout mais pas à eux. L'explorateur avale sa salive puis décide qu'il est temps.
Son visage se relève lentement, ses yeux recroisent les siens, il hésite à faire dériver son regard mais ne cède pas. Sa bouche est pâteuse.
Il est étrangement inquiet.
Pas à son aise. Pas confiant.
« Tu veux dire..? »
Un peu timide, un peu... Bizarre, sa main vient faire un mouvement entre les deux corps, renforçant la question.
La mâchoire se crispe, l'autre main vient serrer un peu plus fermement les dessins, quand, dans le regard de l'autre, il obtient sa réponse. Ses yeux retournent directement sur les traits artistiques. Déboussolé. « Nan, nan. Enfin je... » La tête se secoue, faut reprendre ses esprits. Vite. Mais après, oui, après.

Il se sent stupide de les avoir seulement amenés - ceux-là auraient dû rester dans le secret de ses carnets, dans la pénombre de ses arts. Il sent la gêne qui pèse, doucement, sur leurs épaules. Car l'autre comprend - car Anibal a toujours aimé les nus, pour la sincérité des corps. Toujours adoré la vulnérabilité d'une silhouette, la beauté d'une courbe. Il a l'impression qu'il n'aurait rien dû dire, simplement prétexter qu'il n'a pas voulu en emmener trop de risque que Rafael ne vienne pas.
Le visage de l'amant se rélève, lentement. Le regard échangé fait hésiter Anibal, et ils sont tous deux de manière égale, loin d'être à l'aise. Ses mains se cachent à nouveau, parce qu'elles sont si faciles à voir trembler : elles le trahissent trop souvent. Des premiers instants à parler à son père, aux supérieurs pendant les trois ans d'entraînement ou encore aujourd'hui - elles tremblent légèrement.
Le mouvement que fait Rafael lui arrache pourtant un sourire, parce qu'autant des deux n'arrive à le dire. Ils ont pourtant bientôt trente ans. J'ai toujours dessiné des nus. Une justification plate qui ne fait que renforcer la gêne qu'il ressent. Simplement, sur le moment je me suis dit... Un haussement d'épaule - manie dont il ne peut se défaire. Ce sont des souvenirs, après tout.
Ses mains quittent les poches, posent la seconde pochette en cuir à côté de lui, sur le froid de la tombe.
Un autre mouvement lui fait extraire une flasque de l'intérieur de sa veste, et il s'agit là, sans doute, de la meilleure décision qu'il a prise depuis quelques minutes. Une gorgée pour faire passer la gêne.

Il se sent d'avantage stupide de réagir comme ça, gêné. C'était prévisible et les nus ne détrôneront jamais les images encore bien visibles dans sa tête. Car les souvenirs, comme Anibal le sous-entend si bien, méritent d'être conservés.
Sauf lorsqu'ils sont tâchés d'un acte répugnant.
C'est surtout pour ça qu'il ne souhaite pas les voir. Qu'il souhaite, au final, penser qu'il est le seul à s'en souvenir. Comment peut-on apprécier des souvenirs pareils en agissant comme Gartzea ? Rafael n'est plus un mouton, n'est plus l'adolescent d'autrefois - c'est un homme blessé dont les souffrances ne s'effaceront pas qu'avec des dessins, aussi beau soient-ils. C'est un garçon sensible sous ses airs de bonhomme, dont les sentiments viennent empoisonner ses veines, faire battre son cœur, ses tempes. Véritable mélange d'émotions qui risque d'exploser en autodétruisant le corps qui le porte, homme dangereux qu'il faut manier avec prudence et douceur.
Anibal le sait,
Anibal le fait.
Mais ça lui hérisse quand même le poil.
Les souvenirs reviennent, la douleur de la chute, les branches qui détruisent son dos. Ces souvenirs ne représentent plus du tout la réalité. Le visage est différent, la posture aussi, le sourire. Ce que les vêtements cachent est pire, bien pire que tout - voir les nus, sa peau nette et propre, belle et douce, totalement différente à celle d'aujourd'hui ne fera que raviver les flammes d'une colère profonde et justifiée. Ce n'est pas ce qu'il veut. Plus maintenant.
Rafael recroise son regard, observe la flasque apparaître aux rayons de la lune. « Ouais. » Le ton peut-être plus froid, peut-être plus solitaire, déviant. Il ne lui demande pas sa flasque (même si l'envie lui triture les lèvres) et se contente amplement d'une nouvelle cigarette. Il l'enflamme, allumette jetée ensuite dans l'herbe, collant l'extrémité à ses lèvres. « J'vais sans doute te les rendre, » N'a vu que le premier. Ça te sera plus utile qu'à moi. « C'est super, vraiment. Tu aurais dû continuer là-dedans. » Plutôt que d'me briser les jambes.

Peut être qu'il devrait arrêter - dix ans sans lui parler et voilà qu'il ne peut se résoudre à ne pas le faire. Dix ans de silence pour aujourd'hui vouloir partager bien trop, comme s'il est encore possible de remuer les souvenirs un sourire sur les lèvres, alors que le visage de la réalité est plaqué d'une simple déception. Car les souvenirs sont gris, même les rires, se cassent contre ce qu'il a fait. Alors il comprend le lent changement qui s'opère chez l'amant d'autrefois, et regrette sincèrement les dessins.
Il n'y a pas que cela qu'il devrait regretter.
Le ton froid lui donne envie d'hausser les épaules, de se débarrasser de la sensation qui refuse de le quitter depuis trop d'heures pour les compter.
A la pesante atmosphère se mêle la cigarette de Rafael, et le souvenir de la première qu'ils ont partagé lui revient. Peut être une scène qui ressemble à celle-ci, ou peut être que c'est si lointain qu'il imagine un instant. Ouai. Il murmure, à propos de rendre les dessins. Son regard est baissé.
Tu aurais dû continuer là-dedans.
Il tend la main, vers les dessins et ne préfère pas se demander si la phrase est autant amère qu'il l'entend.
Il aurait aimé pouvoir faire simplement ça - ne jamais avoir se soucier de l'armée, peindre à en oublier que le soleil se couche un jour, et peut être conquérir la nuit du bout de son pinceau. Des mots qu'il ne peut pas lui dire, parce qu'il sait que s'il dévalorise l'armée il rend sa trahison plus ignoble encore. Les Gartzea ne sont pas des peintres.
L’amertume du ton, le sarcasme qui s'y glisse : les Gartzea ne sont, au fond, pas grand chose. Il n'a jamais compris la fierté de sa famille.
Lui aussi se roule une cigarette, après avoir posé la flasque à mis chemin entre eux. Peut être que l'alcool saura adoucir les cœurs. Peut être que la boule qu'ils ont tous les deux au fond de la gorge s’allégera.
Qu'est-ce qu'on peut être de toute façon ? Il fronce les sourcils, ne relève toujours pas la tête. On fait toujours comme nos parents.

La cigarette se consume lentement, il ne tire pas de grandes bouffées, ne pense pas à fumer. L'ancien amant lui tend la main, accepte le retour des dessins - mais l'ancien amant est bête. Rafael ne compte pas lui rendre. Pas maintenant, en tout cas. Ou bien va-t-il les rendre plus tard ? Il ne faut pas se presser, ils ont la nuit pour eux. Il refuse de lui remettre et pose les quelques feuilles à côté de lui, dans l'herbe qui n'est heureusement pas humide. « J'ai dit que j'allais te les rendre, mais j'ai jamais dit maintenant. » Pourquoi fait-il ça ? Pour une seule et bonne raison ; il veut continuer à se sentir présent dans la tête d'Anibal, sentir qu'il reste des souvenirs chez lui, d'anciens mais présents.
La phrase qu'Anibal prononce lui arque un sourcil tandis que l'une de ses mains vient s'appuyer en arrière, inclinant son dos. Il veut parler, dire quelque chose, mais rien ne sort. Rafael sent que le jeune homme n'a pas fini de parler, qu'il doit se lâcher ou s'expliquer. Communiquer. Oreille attentive, épaule sur laquelle on s’appuie naturellement. Il l'écoute. Toujours ce problème avec ses parents, du moins son père. « J'suis pas devenu fermier. » Il hausse lentement des épaules, fait basculer sa tête en arrière. Fait passer la fumée toxique dans ses poumons avant de la laisser s’échapper par son nez. « Toi t'es un artiste, t'aurais largement pu percer. »