Au cours des siècles l'humanité a connu un nombre incalculable d'histoires, de cauchemars. L'apparition de cette guerre, ces géants dévoreurs d'hommes. À chaque monstre existe son héros. La terre compte à présent des titans, mais également des hommes et des femmes qui ont marqué l'histoire. Gravés à jamais dans le marbre, trônant sur les places, occupant les esprits des enfants et des grands.


SAMAR EL HAGE
ENZO VITELLI

La statue d'une femme portant sur son épaule le corps d'un de ses équipiers, cheval derrière elle, chargé de la même manière. Son nom est gravé dans le bronze, et ce seul nom véhicule une histoire que l'on raconte à chacun depuis l'enfance à côté des contes qui parlent de dragons et de chevaliers. Ce conte-là ne connait pas de dragon, pas de princesse, mais une jeune recrue du bataillon d'exploration intégrée à une mission s'étendant sur un mois. Il s'agissait d'une simple reconnaissance, de parcourir les kilomètres alentours. A plus de deux cents kilomètres des murs, alors que la troupe de douze hommes et femmes dormait dans un campement rudimentaire, la nature en décida autrement. Plusieurs grosses pierres tombèrent en contre-bas, écrasant les tentes des endormis, ne laissant que peu de temps aux plus vifs pour s'en sortir. De cette terrible tragédie, Samar survécut et sauva des décombres trois de ses équipiers et un cheval s'étant enfui. LES MEMBRES CASSÉS ELLE FABRIQUAIT DES ATÈLES, LES ESPRITS BRISÉS ELLE APAISAIT LES BRÛLURES. Ce sont les paroles du roi quand est revenue au sein des murs après un mois où plus personne n'espérait les revoir, tirant derrière elle ceux qu'elle avait sauvé.

Elle a parlé lorsqu'une médaille lui a été donné, en des mots que l'on cite trop souvent : "La question de ma propre survie ne m'a pas traversée. Je ne pensais qu'à eux, qu'à ceux dont la vie ne tenait qu'à un fil - je voulais qu'ils vivent, qu'ils soient encore là demain. " Ces mots ont été prononcés il y a plus de soixante-dix ans, et font de Samar une figure de retrait de la pensée individualiste au profit de la collectivité. L'état monarchique y a vu l'occasion de graver dans les mémoires en faisant que ce ne soit pas simplement un fait, une histoire éphémère, mais l'intégrer au territoire. Chaque place commerciale s'est vue, au cours des dix années suivantes, construire la statue de Samar El Hage.

Samar et sa lignée résident encore dans une large maison au sein du mur Sina, offerte par le roi pour ses bons services. Quant à ceux qu'elle a sauvé, leur identité n'a jamais été communiquée.

On la connait tous cette statue - on passe devant et on est marqué par ses airs de cauchemars. On se souvient des flammes qui gagnent les corps, on n'oublie jamais les visages horrifiés. Le plus marquant est celui de la mère et de son fils, pas plus qu'un bambin qu'elle serre dans ses bras tandis que ses traits se déforment sous le poids de la situation. Elle voit les flammes qui gagnent le ballon de la montgolfière, dans laquelle elle n'aurait jamais dû monter. Puis il y a le mari au visage altéré par l'effort - son action figée est inutile face à la catastrophe. L'histoire qui l'accompagne dit que c'est ainsi qu'ils sont morts : emportés par les vents vers ce qu'ils pensaient être liberté, pour s'enflammer en chemin.

Voilà deux siècles que la triste statue l'hybris des hommes trône, à la manière de ses copies, sous les yeux de tous. Cette histoire se passe aux enfants, et inspire une peur autour d'une science trop ambitieuse et d'un monde extérieur qu'il est impossible de visiter. Alors s'installe dans les esprits que la pensée individualiste est la perte de l'humanité, que s'enfuir sans penser aux autres n'est que mort et déception.

En revanche, si vous venez à vous aventurer dans les archives, moindres sont les traces de la famille Vitelli. Peut être n'ont-ils jamais existé.