Les mains sont perdues entre mille livres. Les yeux les touchent avant les doigts abîmés par la matière, d'un regard aussi furtif qu'intéressé. L'une des pièces du domaine des El Hage lui est réservée. Comme une sorte de petit cabinet, Majda prétend que l'endroit n'est que son atelier, dans lequel elle fabrique ses potions et ses mixtures réparatrices. Mais, derrière une étagère où trônent de nombreux bocaux, se trouve une porte dérobée, menant vers une cabane, plus lugubre et renfermée. Étroite, elle ne laisse la place qu'à une seule personne, de petite taille, souple. Faite de bois ancien par l'esprit loufoque de l'enfant qu'elle était alors, elle demeure encore intacte, bien qu'abîmée. Personne n'a jamais découvert son existence, sous ses soins. Exutoire, la cabane déborde de livres, pour la plupart illégaux. Entre ces pages, de nombreuses illustrations, gribouillages, ébauches. De ces créatures qui semblent venir d'un autre monde, mais qui pourtant, sont bien plus proches de Ragako que ce que la croyance populaire laisse penser. Deux serrures gardent la précieuse réserve, dont les clés sont dissimulées entre les couches de sa large blouse de travail. Recroquevillée sur elle-même, Maj feuillette ses nombreux ouvrages. Certains sont arrachés par le temps, par l'interdit, ou par le voyage. Ses sourcils se froncent. Peu de livres recèlent d'informations claires, puisque le risque court en même temps que les autorités. Ces gardes qui ne laissent pas filtrer certaines phrases trop poussées, trop vraies. Elle soupire. Peu fait sens, elle peine à en apprendre davantage. Ces livres, elle les a parcouru cent fois. Cent fois pour tout comprendre, et interpréter. Cent fois pour connaître une vérité déchirante et camouflée sous des couches d'utopie. L'univers doré et muré de Ragako n'est pas la seule parcelle de monde où l'air est respirable. Majda veut le prouver. Prouver que deux races peuvent cohabiter, puisqu'ils ont l'environnement en commun, la terre, le ciel. Une même gravité pour réunir, à condition que l'un fasse le pas vers l'autre. Prenant une brève inspiration, elle referme ces pages, créant un halo de poussière qui la fait se reculer. Son corps encore adolescent s'extirpe de la cabane, avec une agilité qu'elle n'a jamais perdu. L'oreille se tend et retient quelques pas, s'amenant vers elle. Personne ne vient jamais la voir dans son atelier, sous ses demandes, par respect. Les pas se rapprochent, et la précipite à ne pas fermer à clé la petite cabane. Vite, elle pousse le meuble contre la petite porte boisée, dissimulant les clés derrière un bocal rempli d'herbe médicinale. A peine le temps d'expirer son effort qu'un visage, trop peu connu, fait son entrée. – Caesar. L'intrus. Elle ne sait qu'elle émotion ressentir en premier, Maj. Un peu de colère mêlée à un sentiment rassurant, comme si le fait de le voir revenir, encore et toujours, la confortait dans l'idée qu'il n'a pas de si mauvaises intentions. Bien consciente de l'homme qu'il est, elle ne prend pas la peine de continuer à le regarder. Déviant ses deux yeux charbonneux une seconde après l'avoir reconnu, elle vient faire mine de ranger sa table où sont éparpillés certains de ses ingrédients. Je ne t'avais pas dit de venir aujourd'hui. Je suis occupée. Elle ne veut pas le voir partir. Mais sa méfiance prend un dessus malhonnête, qu'elle méprise autant qu'elle chérit.