La demande est claire. Simple. Les détails sont suffisants. On informe l'Ordre quand des familles tournent mal, quand des pensées deviennent corrompues, quand la religion n'est plus respectée mais jugée, transformée, mal-aimée. Il faut aimer le Culte, les Trois. C'est important, vital pour soi-même et ceux qu'on apprécie.
Malheureusement certains osent défier les règles, osent montrer leur dos de pécheur à ceux qui veulent les sauver. Ces personnes doivent payer. Se repentir. On demande à l'Ordre d'y aller, de les guider, de les aider. Sauf que Felipe n'aide pas. Felipe oblige. Les habitants des Trois Murs ne doivent pas se poser de questions et doivent suivre la voie dorée, la voie divine. L'armée ne va pas les protéger, le Culte si.

Basila sourit, les bras le long du corps, s'avance dans les terres de Sina. Pas sur le dos d'une monture, n'a pas besoin de l'aide d'un animal. Ça fait des jours qu'il marche, qu'il dort sur rien dans des auberges. Il continue de bien vivre, de saluer ceux qu'il croise d'une phrase que tous apprennent au berceau. Il vient du néant, d'une vie de misère. C'est une habitude à prendre. Une habitude que les plus nobles ne peuvent comprendre.

Le centre de Stohess lui assèche la gorge. Ici les pauvres de Maria n'auront jamais d'endroit où dormir, le prix d'une chambre doit revenir à celui d'un membre coupé. Ça l'énerve un peu, les inégalités, mais seulement lorsque ça le touche lui et sa mère. Il aurait tant aimé pouvoir donner à Peitho ce que ces personnes possèdent, toutes ses richesses, tout cet argent. Elle mérite des montagnes d'or plutôt que des montagnes de conquêtes aussi pauvres les unes que les autres. Alors il soupire, pense à ce qu'il ne pourra jamais lui offrir en ayant les mains propres. Dans sa poche se cache une énième surprise volée à de gentils frères et sœurs. Pèche pour le sourire de l'unique femme de sa vie. C'est mal mais il y a tellement de plaisir à la voir heureuse et fière.
Perdu dans ses pensées,
Elles s'arrêtent. Toutes.
Il est impossible de se priver entièrement du désir humain. Des relations humaines. On succombe toujours face à la beauté d'une personne, d'un sexe opposé ou égal. C'est naturel mais en même temps, tellement dégoûtant et irrespectueux. Pourtant, face à une personne qui brille sous vos yeux, donc les cheveux se mêlent aux rayons du soleil, il est difficile de rester indifférent. Et de dire, non, ça ne me fait rien. Sauf qu'il le faut.

« Bénis soient les trois, » Il l'interpelle, se met devant. Elle ne semble pas avoir quelque chose d'urgent à faire et lui ne ressemble pas à un fou. « Excusez-moi de vous arrêter ainsi, mademoiselle, mais êtes vous de Stohess ? »

Elle déambule dans les rues de la cité, démarche légère mais prudente qui anime son corps. Une heure, c'est que lui a laissé son père aujourd'hui. De mièvres minutes, délicates et précieuses, qu'elle utilise une fois de plus en s'enfuyant de la demeure. Comme une colombe qui s'enfuie de sa cage. Mais au final, n'y retourne-t-elle pas sans cesse, entre ces murs dorés qu'elle maudit et blâme chaque jour ? Elle n'est qu'un pantin retenu par des fils invisibles, des chaines qui lui écorchent la peau, lui rongent l'âme. Elle ne sera jamais libre, la voilà, la triste vérité. Car elle n'arrivera jamais à partir définitivement. Elle ne peut pas. Il y a tant de choses qu'elle voudrait, Svenja, plus importantes qu'une éternité où elle serait désinvolte de ses choix. Le pouvoir, la reconnaissance.
L'amour, peut-être aussi. Ce trouble étonnant que l'on éprouve, lorsque le cœur s'arrête le temps d'un instant. D'une éternité. Elle aimerait, Svenja, tomber amoureuse. Mais son âme et sa passion semblent être taillés dans la glace. Glaciale, meurtrie. Si froide qu'elle brûle la chair. Infiniment.
Alors elle marche, pour échapper à toutes ces pensées qui affluent dans son esprit. Qui ne la quittent plus depuis tant de temps.
Mais tout s'évade, d'un coup.
Une voix, un homme. Elle sursaute, refoule un cri. Elle ne l'avait pas vu venir, Svenja. Grand, ses yeux ébènes semblent la scruter, ses vêtements sont simples, presque trop. Ses lèvres restent neutres. Pas de sourire, pas de désir. Il lui pose une simple question. Anodine, dérisoire. Et ça la soulage presque, l'enfant, d'être abordée pour autre chose que la richesse qu'elle possède, pour la valeur qu'ils voient en elle.  « Oui, » Ville bourgeoise, dédale infini dont elle connait chaque secret, chaque myriade de mystère. Enfance passée entre les tunnels et les bâtiments, à espionner les habitants. C'était avant qu'on construise autour d'elle ces murs dorés, ceux qui l'ont enfermé pendant bien trop d'années dans une solitude inévitable. Une enfant ne méritait pas cela. Svenja ne le méritait pas.  « Je peux vous aider, monsieur ? » Elle marque le respect. L'homme ne semble pas beaucoup plus âgé qu'elle, mais il y a cette prestance, cet honneur qui émane de lui, qu'elle se sent obligée de s'incliner, l'enfant.
Colombe qui courbe l'échine, princesse qui s’exécute. Elle ne sait pas pourquoi elle le fait, Svenja.
Mais c'est comme ça.

Felipe est certain que la beauté rend sociable. Qu'une femme ou un homme se sachant beau et désiré communique plus facilement avec les autres. Pas de complexes, pas de dégoût de soi. Pas peur de paraître repoussant. C'est ce qu'il s'est dit en voyant cette jeune fille. Elle va l'aider, forcément - sauf si sa beauté l'a rendue trop imbue et mauvaise. C'est possible. Heureusement pour lui, ce n'est pas le cas. Elle est polie comme un ange, bien élevée car d'une famille fortunée qu'il s'imagine. Elle ne doit pas avoir l'habitude qu'on l'interpelle comme ça, que des voyageurs comme lui se ramène ici, à Stohess. Pourtant elle propose son aide, ce que Felipe remercie en s'inclinant très légèrement en avant. Mais il se retient de grimacer en n'entendant pas la phrase qu'il est bon de renvoyer suite à la sienne - auprès desquels je cherche refuge qu'il manque à leur conversation, change un tantinet l'image de cette fille. Il ne rebondit pas sur l'erreur, car elle est humaine, mais va bien évidemment chercher à savoir si le manque de politesse est volontaire ou non.
Il espère sincèrement que ça ne l'est pas.
« Pardonnez-moi si je vous ai fait peur, vraiment. » Un sourire honnête s'installe sur ses lèvres, laissant ses dents légèrement apparaître. Il s'empresse de sortir un papier de l'une de ses poches, « Je me présente, Felipe Basila, je suis de l'Ordre. On m'a envoyé trouver.. » il tend le papier à la demoiselle. Un nom de famille est écrit dessus mais Felipe n'ose pas le prononcer de peur de se tromper quelque part - car pourtant éduqué par un concile, il reste quelqu'un des bas quartiers. « Vous pourriez m'indiquer la route ? » Si la belle refuse, l'image sera brûlée. Refus d'aider le Culte est plutôt mal vu, surtout si Felipe est au centre du problème. « Je ne veux vraiment pas vous importuner mais je dois dialoguer avec eux, plusieurs rumeurs tournent à leur sujet et je ne veux pas qu'il leur arrive quelque chose. Vous comprenez j'imagine.. » Méchant loup déguisé en gentil samaritain.

Elle ne s'est jamais demandée, Svenja, quelle image elle pouvait renvoyer.
Peut-être parce qu'elle le sait déjà, la colombe. Elle porte la noblesse, la pureté jusqu'au bout de l'index. Si on lui ouvrait la poitrine, on ne verrait qu'un cœur fait d'or et d'ambre qui éblouirait le plus grand des aveugle. Elle est belle et hypnotisante, et c'est l'une des plus grande tragédie de sa vie. Mais aussi sa plus grande réussite. Elle charme, manipule, Svenja, c'est si simple qu'elle en oublie parfois, qu'elle aussi, est suspendue par un fil invisible, au dessus de l’ombre de son père. C'est un fantôme qui lui hante l'esprit. Pourtant, il n'est ni mirage ni une illusion. Il est réel, et elle ne sait pas, Svenja, si elle doit s'en réjouir ou non.
« Il n'y a pas de quoi. » Elle sourit en retour, lippes qui s'étirent doucement, ne laissant jamais apparaître les dents. Ce serait un mirage d'en faire plus, car elle n'est pas ravie d'être ici Svenja. Mais elle sait au fond, qu'elle n'a pas le choix, c'est ce que sa mère aurait voulu pour elle. Aide ton prochain, Svenja. Les Déesses te le rendront. Alors, lorsque l'homme en face d'elle lui tend un simple bout de papier, elle se résout à le capturer entre son pouce et son index et à y lire le nom gravé à l'encre nuit dessus. « Je connais cette famille... » Ses prunelles retournent à l'homme. Elles le scrutent, l'ébranlent et le troublent ; Svenja sait si bien le faire, après tout. Et si il ment, elle le saura. Car cette image parfaite et luxueuse cache de nombreux secrets, et elle sait qu'il ne voit pas l'intelligence et le génie qui s'éclipse derrière sa beauté. « Loin de moi le désir de vous importuner également, monsieur, mais y aurait-il moyen que vous m'informiez sur ces rumeurs ? Je comprendrai si votre travail vous l'interdit, bien évidemment. » Elle déploie ses charmes, n'en fait pas trop. Elle manie les mots comme des armes, car ils sont tranchants et séducteurs. Ils peuvent tailler l'âme mais revêtir l'allure d'une douce caresse. Ils blessent sans même que l'on s'en rende compte. Et puis, au final, c'est eux qui détruisent le plus. Ils sont fourbes, à paraître mièvre et mielleux, mais peuvent tuer si on les manie bien. Et Svenja, elle les utilise à la perfection. « Oh, par les déesses, je suis navrée ! Quelle malpolie je peux-être, je ne me suis même pas présentée ! Svenja Siebel, enchantée. » Elle se penche, une nouvelle fois, et dit ce qu'il veut entendre, les phrases sortent naturellement d'entre ses lèvres. Sa voix est délicate, les sons sonnent comme une mélodie. Et elle adore ça, Svenja, car c'est comme un jeu. Et elle sait, que pour le moment, elle mène la partie.
Vole, vole, petite colombe. Vole tant que tu le peux.
Car lorsque tu tomberas, personne ne sera là pour te rattraper.